Hors d’haleine : l’amour et la violence domestique

Mis à jour le 25 novembre 2024 par Sarah Braun
Hors d’haleine : l’amour et la violence domestique

Dans leur premier long-métrage Hors d’haleine (Breathing underwater) qui sort en novembre au Luxembourg, Éric Lamhène et Rae Lyn Lee explorent les nuances invisibles de la violence domestique et de la résilience féminine. Emma est mariée à Marc, un architecte charismatique et respecté. Leur vie en apparence parfaite cache pourtant une réalité brutale. Après une nuit passée à l’hôpital, Emma trouve refuge dans un foyer pour femmes. Là, elle découvre la complexité et la diversité des vécus de violences. Entourée de femmes de tous horizons, elle entame une transformation profonde, réapprenant à s’écouter, à se redéfinir, et à se reconstruire. 

Projection spéciale le 25 novembre, à l’occasion de la Journée internationale contre la violence faite aux femmes et aux filles, au cinéma Utopia : rencontre en présence de professionnels du secteur social et de membres d’associations d’aide aux victimes, afin de créer un espace d’échange et de sensibilisation.

Hors d’haleine est votre premier long-métrage. Pourquoi avoir choisi d’y aborder les violences domestiques ?

Éric Lamhène : En 2017, nous travaillions sur un projet de thriller. L’un des personnages de ce scénario avait une histoire de violence domestique en arrière-plan, ce qui nous a poussés à faire des recherches en profondeur. C’est lors de cette phase d’exploration que nous sommes entrés pour la première fois dans un foyer d’accueil. On avait en tête bien des clichés : une maison sombre, des visages éteints, la tristesse omniprésente. En réalité, nous avons découvert un lieu plein de vie : les enfants jouaient, les femmes riaient ou se soutenaient en cuisine ; nous étions face à une grande famille recomposée. C’était très éloigné de ce qu’on imaginait, et surtout, tellement plus réel.

Rae Lyn Lee : C’est véritablement une expérience qui nous a marqués. Observer cette vie, cette force de reconstruction derrière des murs censés abriter la douleur, c’était tout simplement bouleversant. En sortant, on s’est regardés. On a tout de suite compris que le sujet de notre film était là. Nous voulions donner à voir cette réalité souvent cachée, en soulignant la résilience des femmes qui en ressortent plus fortes. Montrer aussi que la violence domestique existe, malheureusement, partout. C’est à partir de là que Hors d’haleine a commencé à prendre forme.

Vous auriez aussi pu en faire un documentaire. Pourquoi avoir choisi de vous tourner vers la fiction ?

E.L. : Car la fiction offre une liberté d'expression unique. En créant des personnages inspirés de récits réels, on peut explorer des émotions et des états d’âme qu’un documentaire n'autoriserait peut-être pas. On aurait pu faire un documentaire, mais cela aurait impliqué de masquer les visages, de changer les noms et les lieux, de dénaturer la spontanéité des témoignages pour des raisons de sécurité. La fiction permet d'aller plus loin, d'entrer véritablement dans l’intimité des personnages et de toucher le spectateur en l’emmenant avec nous, sans barrières.

R.L.L. : Le cinéma a ceci de magique qu’il offre au public la possibilité de se projeter. Avec la fiction, on peut parler directement au cœur, éveiller l'empathie de manière plus immédiate. L’empathie n’est pas un discours, c’est une émotion qu’on partage : c’est ce que permet la fiction.

Le silence occupe, je trouve, une place prépondérante dans la narration…

R.L.L :  Le silence a un pouvoir immense, et notamment avec des sujets aussi lourds. Dans Hors d’haleine, il incarne les non-dits, les moments où les personnages sont seuls face à leurs pensées. 

E.L. : Le film est également silencieux parce qu’il n’y a aucune musique. On a essayé d’ajouter une bande sonore au montage, mais très vite, l’émotion devenait artificielle, presque kitsch : le silence était nécessaire pour permettre au spectateur d’entrer dans cet espace intime, où il n’est pas guidé, mais, plutôt, invité à ressentir. Le silence met aussi en relief les bruits quotidiens, ceux de la vie – le vent, les rires des enfants, des pas feutrés dans un couloir. Ces sons créent une atmosphère immersive, où le spectateur ressent le poids de l'isolement de ces femmes, malgré la présence des autres.

R.L.L . : Le silence a ici aussi un rôle narratif. Quand le bruit s'installe, c’est comme une rupture, une intrusion dans l’intimité des personnages. Cette alternance entre silence et moments sonores permet de souligner la violence invisible, celle qui est tapie dans l’ombre et qui ressurgit sans prévenir.

Pourquoi avoir choisi une héroïne issue d’un milieu aisé, loin de l’idée qu’on se fait de la femme victime de violences conjugales ?

E.L. : On tenait absolument à sortir du cliché de la « victime classique », afin de montrer que la violence domestique touche tous les milieux, même les plus privilégiés. Emma est mariée à un architecte respecté ; elle mène une vie en apparence idéale. Ce choix de cadre social permet de briser l’idée selon laquelle la violence domestique est réservée aux autres, à celles qui n’ont ni réseau, ni soutien. Emma pourrait être la sœur de chacun d’entre nous, une amie, une collègue. Nous avons voulu rappeler que personne n'est à l’abri, et surtout montrer que les victimes de violence peuvent être, aussi, celles que l’on soupçonne le moins.

R.L.L. : C’était aussi une manière d’interpeller le spectateur en le privant de ses repères habituels. En faisant d’Emma une femme issue d’un milieu favorisé, on lui enlève la possibilité de se dire « ça n’arrive qu’aux autres ». On voulait que le public se reconnaisse en elle, qu’il puisse ressentir cette distance entre la vie qu’elle affiche et celle qu’elle subit.

Vous avez pris le parti de mélanger des acteurs et des « non-acteurs », une approche dont vous êtes plutôt coutumiers, mais qui, ici, trouve d’autant plus son sens…

E.L. : C’est un choix que nous avions expérimenté dans nos courts-métrages, où nous avions déjà travaillé avec des adolescents. Ce qui est beau avec les acteurs non professionnels, c’est qu’ils apportent des nuances imprévues, des réactions inattendues qui ancrent l’histoire dans une réalité brute, brute et presque sauvage.

R.L.L. : Collaborer avec des « non-acteurs » apporte une authenticité que l’on n’aurait jamais obtenue, surtout sur un sujet comme celui-ci. Certaines des femmes à l’écran, comme Esperanza, ont vraiment traversé des situations similaires. Leurs réactions, leur présence, apportent une densité émotionnelle aux scènes, qui influencent même les actrices professionnelles. Quand une actrice comme Carla Juri, qui incarne Emma, se retrouve en face de ces femmes, elle est emportée par leur vécu. Cette dynamique a donné naissance à des scènes d’une puissance unique.

Dans le film, la question de la normalité et du regard des autres semble centrale. Emma se débat avec l’idée de ce qui est « normal » et se sent constamment observée. Pourquoi cette double thématique de la norme et du regard des autres vous tient-elle autant à cœur ?

E.L. : Quand on parle de violences domestiques, la honte, la peur d’être jugée, la difficulté de définir la normalité sont des freins énormes pour les victimes. Emma vient d’un milieu aisé où tout doit paraître parfait, et elle essaie de se persuader que la violence qu’elle endure au quotidien est peut-être « normale ». Elle est enfermée dans ce qu’elle croit être la norme et peine à sortir de cette vision. En plus, il y a la peur du qu’en-dira-t-on, qui renforce cette pression de rester silencieuse. Montrer une femme qui se sent constamment observée, même au milieu de son propre combat, c’est donner à voir une réalité bien plus universelle, celle d’une violence qui se cache derrière des façades bien lisses, des images impeccables.

R.L.L. : Ce regard des autres et l’idée de « normalité » jouent un rôle clé dans l’enfermement de ces femmes. Emma se demande constamment si elle est responsable, si elle mérite ce qui lui arrive, car elle n’a pas de point de comparaison : elle pense que cette vie est peut-être normale. C’est ce regard extérieur qui impose souvent une norme, un cadre, et qui pousse les victimes à douter de leur propre souffrance. En posant Emma comme témoin de sa propre vie, on veut montrer à quel point la violence domestique peut rester invisible, car elle est souvent dénaturée, normalisée. Le spectateur, lui aussi, doit se poser la question : qu’est-ce qui est normal dans cette situation ? C’est un chemin qu’on lui propose d’emprunter.

La sororité est également un thème très présent dans le film, avec des femmes qui, malgré leurs différences, se soutiennent et se reconstruisent ensemble…

R.L.L. : Lorsque nous avons découvert les foyers d’accueil, ce qui nous a frappés, c’est la force qui émanait de cette communauté de femmes. Bien sûr, elles venaient d’horizons variés, parlaient différentes langues, et avaient chacune leur propre histoire, mais elles étaient toutes liées par une expérience commune de survie et de reconstruction, malgré de nombreuses incompréhensions ou points de friction. Cette sororité est le cœur de Hors d’haleine. Nous voulions montrer que même dans la douleur, il y a cette incroyable résilience, ce soutien tacite mais sincère qui se crée entre elles. Elles apprennent à se redéfinir, ensemble, et c’est d’une puissance incroyable.

E.L. : La sororité est le moteur de la guérison pour ces femmes. En vivant dans ce foyer, elles forment une famille improvisée, où chacune soutient l’autre, même en silence. Elles partagent leurs joies, leurs peines, et leurs moments de doute. On voulait que cette force de la communauté féminine soit visible et palpable dans le film. Le spectateur découvre avec Emma la beauté qui réside dans cette solidarité, dans cette capacité des femmes à se relever ensemble. Cette lueur au plus profond de l’obscurité. C’était important pour nous de montrer que ce n’est pas seulement un film sur la violence, mais sur le courage collectif, la solidarité, et cette sororité qui est parfois tout ce qu’il reste.

La transformation d’Emma est visible tout au long du film. Au début, elle ressemble beaucoup à Marc – dans son style notamment – et, peu à peu, elle se détache de cette image. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette évolution visuelle et intérieure ?

R.L.L. : Nous avons voulu montrer qu’Emma, au début, est comme absorbée par Marc et son emprise. Elle adopte ses goûts, ses manières, presque ses couleurs. C’est très courant dans ce genre de relation, où la victime, souvent sans s’en rendre compte, en vient à copier son agresseur pour apaiser les tensions, pour survivre. Emma porte les vêtements que Marc aime, parle comme il le souhaite, jusqu’à devenir une version d’elle-même complètement façonnée par ses attentes.

E.L. : Cette ressemblance n’est pas qu’esthétique ; elle représente le contrôle qu’il exerce sur elle. Mais à mesure qu’Emma prend conscience de sa situation et s’ouvre aux autres femmes du foyer, elle commence à se détacher de cette image figée. Elle retrouve peu à peu sa propre voix, ses gestes et finalement ses couleurs. Cela passe par des changements subtils : ses vêtements deviennent plus simples, plus confortables, moins ajustés aux standards imposés. C’est une manière de la voir renaître à elle-même. En fait, elle ne devient pas une nouvelle personne, elle redevient qui elle était avant de perdre son identité dans cette relation. Elle revient à la vie.

Qu'espérez-vous transmettre aux spectateurs avec Hors d’haleine ?

R.L.L. : On aimerait que ce film soit une fenêtre sur des vies trop souvent ignorées, et qu'il invite chacun à se dire que derrière chaque façade, chaque sourire, il peut y avoir une souffrance cachée.

E.L. : Et surtout, nous espérons que le film rappelle aux gens que la violence n’a pas de visage, pas de milieu. Qu’elle peut toucher n’importe qui, n’importe où. Hors d’haleine est un hommage à toutes ces femmes qui ont eu le courage de parler, de se reconstruire, et à celles qui le feront peut-être en voyant ce film. 

Hors d’haleine, un film d’Eric Lamhène et Rae Lyn Lee, avec Carla Juri, Véronique Tshanda Beya, Esperanza Martin González-Quevedo, Alessia Raschella, Sascha Ley & Luc Schiltz. Le 13 novembre 2024, en salles ; avant-première le 12 novembre.

À LIRE AUSSI :

Les terrasses luxembourgeoises les plus ensoleillées à découvrir

Rico : la mer dans nos assiettes

Les bonnes adresses de la DJ Louise Chen