Dans L’Inventaire des rêves, un roman choral lumineux, Chimamanda Ngozi Adichie s’attache aux destins croisés de quatre femmes nigérianes installées aux États-Unis. Un récit précieux, à la fois intime et universel, dans lequel l’écrivaine tisse une fresque sensible et polyphonique, explorant les trajectoires entremêlées de ces quatre amies. À travers elles, elle explore les tensions entre désir intime et injonctions sociales, ainsi que la part de liberté laissée aux femmes dans les sociétés marquées par les questions d’identité, de race et de genre. Chaque héroïne fait l’objet d’un chapitre, dans lequel se dessinent ses rêves tantôt accomplis, tantôt inassouvis.
Ensemble, tisser des rêves
Trois de ces femmes sont issues de la bourgeoisie nigériane et vivent aux États-Unis. Chiamaka, née dans un milieu aisé, déçoit les attentes de sa famille en choisissant l’écriture, plutôt que de se conformer au modèle familial traditionnel : se marier et avoir des enfants. Omelogor, sa cousine, rêve, elle, de lutter contre les injustices faites aux femmes ; elle reprend ses études et lance un blog intitulé For Men Only. Zikora, la meilleure amie de Chiamaka, réalise son rêve le plus intime : devenir mère. Quant à Kadiatou, domestique proche de Chiamaka et excellente cuisinière, elle voit son rêve américain s’effondrer quand elle est victime d’une agression sexuelle, alors qu’elle travaille comme femme de chambre dans un palace. Ce personnage s’inspire explicitement de Nafissatou Diallo, qui a porté plainte contre Dominique Strauss-Kahn en 2011 pour agression sexuelle et tentative de viol.
Dès lors, cette fiction offre une plongée sensible dans les rêves et les désirs des femmes confrontées aux attentes familiales, aux traditions et à tous stéréotypes sexistes. L’écrivaine révèle comment les aspirations de chacune se façonnent au prisme de leur environnement social et culturel. Elle fait émerger dans son récit la force d’une sororité nourrie par l’écoute, la complicité et le soutien mutuel. Si ces quatre héroïnes aiment passer des heures à discuter, partager des plats savoureux et rire ensemble, elles sont aussi des femmes noires vivant aux États-Unis, confrontées, chacune à sa manière, au racisme révélé par le regard d’autrui sur la couleur de leur peau.
L’Inventaire des rêves : faire entendre leur voix
Dans ce roman ample et polyphonique, l’écrivaine conduit les lecteurs au cœur du corps de femmes, sans détour, ni idéalisation. Elle donne à voir la complexité qui forge bien souvent des trajectoires de vie. Des scènes fortes, telles qu’une excision ou un accouchement, traversent le récit avec une intensité brute et saisissante, donnant voix à des réalités trop souvent passées sous silence.
Au fil de ces trajectoires se glisse une portée plus universelle du récit. Kadiatou, dont la dignité a été profondément éprouvée retrouve une forme de résilience incarnée par l’image finale du roman, où elle apparaît, main dans la main avec sa fille Binta : « deux personnes pleines de décence, une mère et sa fille assises sur un canapé, main dans la main, leurs visages nimbés de lumière ». Chimamanda Ngozi Adichie donne à voir une femme à la fois ordinaire et extraordinaire, dont l’humanité est pleinement reconnue et honorée. En donnant voix à son héroïne, elle éclaire le destin de toutes ces femmes à travers le monde, qui ont vécu des expériences semblables : des femmes privées de pouvoir et dont la parole est trop souvent disqualifiée.
L’Inventaire des rêves nous tend ainsi un miroir qui invite à dépasser le rétrécissement actuel d’idées dominantes, préconçues et conformistes. Porté par l’énergie vibrante de ses héroïnes, ce roman nous pousse à reconnaître une force sororale partagée, et, peut-être, à agir avec conviction pour un monde plus ouvert et plus juste.
L’Inventaire des rêves, traduit de l’anglais (Nigeria) par Blandine Longre, éd. Gallimard, 656 p., 26 €.
Chimamanda Ngozi Adichie, romancière nigériane, auteur de nouvelles et d’essais a vu ses œuvres traduites dans plus de 50 langues et a remporté une série de prix littéraires prestigieux, dont le prix Orange pour L’Autre Moitié du soleil (2006) et le National Book Critics Circle Award pour Americanah (2013).
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