Gardienne de l’œuvre de son défunt mari n’est pas un rôle que Natacha Dassault avait anticipé. Pourtant, le parcours de cette historienne de l’art, communicante et galériste semble l’avoir préparée à en assumer le fardeau de façon naturelle et à devenir l’instrument de son éternité. « J’ai pris ça comme un cadeau, l’opportunité de faire rayonner son talent. Je voulais le rendre éternel », me confie-t-elle en marge de l’exposition hommage à Olivier Dassault, installée dans la Galerie Indépendance, route d’Esch.

Après le choc du deuil il y a cinq ans, les enfants lui confient l’œuvre artistique de leur père et tous les droits afférents. Une tâche immense, émotionnelle et logistique, au regard des milliers de photos qu’il a laissées derrière lui, dont seule une petite partie est connue du public. « À ses derniers instants, je n’ai plus pensé à son rôle de député, d’homme de presse ou de pilote, ce qui m’est venu c’est de lui promettre que je ferais de lui un grand artiste dans le monde entier ». Son rêve à lui était d’être exposé à Beaubourg, et un an plus tard, le Centre Pompidou annonçait l’intégrer dans ses collections. Il ne l’aurait probablement jamais été de son vivant, le poids de son nom étant trop lourd. « Il est magnifique de réaliser ses rêves », poursuit Natacha.

Durant les vingt ans qu’ils ont passés ensemble, Natacha confesse s’être néanmoins tenue en retrait de cette facette de la vie multiple d’Olivier. « Il était très pudique dans son rapport à l’art avec moi, et il avait son équipe autour de lui. Je ne m’y suis pas immiscée. Nous avions chacun nos prés carrés ». Un couple réputé fusionnel – on les surnommait Tic et Tac – qui savait se laisser un espace de respiration. « On s’est connus tard et il est parti tôt. Cela a été vingt ans magnifiques ». Avec un côté conte de fées assumé. « Il y a eu un avant et un après ma rencontre avec Olivier, c’est clair ». Difficile de coller une étiquette à cet homme hors normes, à la fois pilote, mathématicien, poète, homme politique, compositeur et musicien, et depuis son adolescence, photographe. Un artiste qui joue avec la lumière avec une dextérité et un talent qui étonnent ceux qui pensaient le connaître et le jugeaient à l’aune d’une de ses nombreuses casquettes. « Il était tout et son contraire. C’était l’homme pressé qui prend son temps ». Un homme protéiforme, besogneux, un grand travailleur qui vivait chaque instant à fond. « Il jouait sa vie pour tout, mêmes dans des situations anodines de la vie quotidienne ». Un simple jeu de cartes en famille se transformait en duel. Vivre, oui mais intensément. « Je l’appelais mon flamboyant. Il avait les yeux rieurs, le charme d’un dandy, une immense bienveillance et une capacité à s’émerveiller de tout ». Cette innocence du regard qui lui fait appréhender chaque rayon de soleil comme une fenêtre sur le sublime.

En quête de lumière

Spirit Wall

Toujours accompagné de son Minolta XD7 argentique, Olivier Dassault capte la fugacité du merveilleux qui n’apparaît qu’à lui. Tout était prétexte à prendre des photos. Il était toujours en éveil, photographiait tout le temps. Un immeuble, un nuage, une ombre, un mur, un plancher, une flaque d’eau qui, avec sa technicité, dévoilent leur secrète beauté. « Vivant à ses côtés, je ne voyais que l’aspect prosaïque du photographe penché sur un bout de mur », se souvient Natacha. Comme ce jour où, pour la première sortie en poussette de leur fils Thomas à la sortie de la maternité, il s’extasie devant le montant de pierre d’une porte cochère. Cela deviendra l’œuvre Spirit Wall. Maintenant, Natacha voit les choses différemment. « J’ai redécouvert son travail après sa mort. Je suis retombée amoureuse de l’homme à travers sa photo ». Un regard nouveau qui ne va pas sans émotion. Chaque photo est désormais liée à un moment, un voyage, un instant de vie partagé. « Je revois le contexte dans lequel elles ont été prises ».

Je suis retombée amoureuse de l’homme à travers sa photo

Aujourd’hui, Natacha s’autorise à analyser l’œuvre de cet artiste à la quête de lumière presque ésotérique et à l’esthétisme chevillé au corps. Un homme qui avait hérité de son grand-père Marcel la nécessité de lier la performance à la beauté. « De son vivant, il me donnait l’impression d’être léger dans son approche artistique, je pensais qu’il se contentait sans approfondir, mais il y a en réalité une véritable composition de l’œil ». Avec sa technicité, il faisait bouger et vibrer son appareil, jouait avec les ouvertures de champ. Un travail très à part que sa veuve a redécouvert. « En digérant et en vivant avec ses œuvres, j’ai découvert une rondeur et une sensualité. J’ai réalisé qu’il était très complet ». Un sculpteur de l’image peut-être en avance sur son temps, avec une solide culture et aux maîtres nombreux ; Braque, Soulages, Fontana, Léger ou encore Mondrian. « Il avait besoin de douceur et de naïveté dans un monde violent et dans un contexte familial lié à la Défense ». C’était là sa respiration. Il est néanmoins plus facile d’être dans la contemplation quand on bénéficie d’une légèreté du quotidien. « Il savait le reconnaître. Il assumait son statut, sa position, et il en profitait pour rendre beaucoup. Il avait besoin d’aider, et notamment les jeunes artistes ». Une dynamique du don qui anime le couple dès leur rencontre, puisque c’est autour d’une vente de toiles organisée par Natacha pour financer des projets humanitaires qu’ils se sont connus. Puis les bénéfices de la galerie Not a Gallery que Natacha dirigeait pendant huit ans étaient reversés à des associations en faveur des enfants handicapés soutenues par la Fondation Pompidou. À présent, les ventes des œuvres d’Olivier reviennent à un fonds de dotation destiné à faire rayonner ses créations et soutenir de jeunes artistes. Administratrice de la Fondation Pompidou, Natacha Dassault lance par ailleurs des opérations de récolte d’argent pour des causes qui lui tiennent à cœur. « Ça a été le chemin de notre vie. On s’est rencontré comme ça ».

©Benjamin Dauchez

Ne pas s’oublier

« Olivier est, avec mon fils, ce qui m’est arrivé de plus beau dans ma vie ». Pour Natacha Dassault, fille d’une artiste peintre et d’un professeur de médecine, et qui se rêvait autrefois commissaire-priseur, il est temps de ralentir le rythme. Les quatre années qui viennent de s’écouler ont été consacrées à construire la mémoire d’Olivier et la galerie de Natacha a été fermée après l’accident. « Il me faut prendre du recul maintenant ». Après l’exposition de Luxembourg, aucune autre n’est prévue pour le moment. Le temps de digérer. « Je suis une résiliente. Le pire m’est arrivé mais pas l’insoutenable. Ce n’est pas simple tous les jours mais je me nourris de beaucoup de choses nouvelles ». Des projets spirituels, notamment. Natacha, familiarisée avec la philosophie bouddhiste, envisage d’ouvrir un lieu de vie où chacun pourrait essayer d’être soi-même en toute conscience, avec des relais, des soutiens. « Je voudrais aider les gens à aller mieux comme on m’a moi-même aidée ».

Le jour de sa disparition, Olivier Dassault lui disait en partant à propos d’une conversation : « ma chérie, nous reprendrons cette discussion plus tard ». Et Natacha sait qu’ils la reprendront. « On s’est donné rendez-vous ».

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