Du haut de ses 24 ans, le Luxembourgeois Yanis Miltgen vient de s’imposer à Londres dans l’un des concours de broderie d’art les plus exigeants au monde : le Hand & Lock Prize.

Son ensemble Anthropomorphic Plague, issu de sa collection de master, lui a valu de remporter le Hand & Lock Prize après trois années consécutives en finale. Une pièce noire, dense, inspirée du corbeau, pensée comme un passage plus que comme un vêtement.

Qui est Yanis Miltgen ?

Ainsi, son parcours, à la croisée de la littérature, de la technique textile et d’une approche très personnelle du récit, l’a conduit de la mode à l’art, dans une pratique où la broderie devient un outil narratif autant qu’un geste plastique. Et au fil des concours et des expositions, il est devenu l’un des rares artistes luxembourgeois à porter ces métiers d’art sur une scène internationale. ELLE Luxembourg l’a rencontré.

ELLE Luxembourg : Après trois candidatures, vous venez de remporter le Hand & Lock Prize. Qu’est-ce que cela dit de votre évolution comme brodeur d’art et artiste textile au Luxembourg ?

Y.M. : Que je prends ma place, et aussi que je suis à ma place. Le Hand & Lock Prize, c’est près de 4 000 candidatures pour seulement 24 finalistes, dont 1 000 à 1 500 vraiment solides (le concours est ouvert aux professionnels comme aux amateurs, ndlr.). Être finaliste trois fois, puis gagner, montre que mon travail tient techniquement et conceptuellement face à ce niveau.

Comment vous êtes-vous senti en apprenant la nouvelle ?

Y.M. : Heureux ! Et surtout content que la pièce ait été comprise. J’avais eu le prix du public en 2023, rien en 2024. Cette fois, c’est le jury qui a tranché.

Qu’est-ce qui, selon vous, a fait la différence cette année ?

Y.M. : La pièce, Anthropomorphic Plague : un ensemble noir inspiré du corbeau, qui vient de mon master et non d’un projet conçu pour le concours. Elle faisait partie de « Histoire d’une vie », une collection de dix silhouettes développées sur deux ans. C’était un chantier énorme ; dix pièces en parallèle, 1 500 heures pour celle-ci seule, plus de 100 000 perles. C’est une pièce pensée comme un chapitre dans un récit personnel, pas comme une démonstration technique. Le jury a saisi cette profondeur-là.

Vous êtes parti d’une gravure de Paul Fürst datée de 1656 sur la peste noire. Pourquoi cette archive ?

Y.M. : Parce que cette silhouette devait raconter un passage, celui de la vie vers la mort. Le masque de la peste a été mon point d’entrée. En élargissant mes recherches, la gravure de Paul Fürst s’est imposée : elle portait déjà tout ce que je voulais activer : l’histoire, la menace, la transformation.

©Courtesy of Yanis Miltgen

La figure du corbeau apparaît aussi dans votre silhouette. Qu’est-ce qu’elle représente pour vous ?

Y.M. : Une ambivalence. Le corbeau est mal aimé mais symboliquement très dense. Le brief demandait de revaloriser un motif déprécié. Le corbeau, associé à la mort, était une base parfaitement cohérente. Dans Anthropomorphic Plague, il devient un être hybride ; ni tout à fait humain ni tout à fait animal.

Le body corseté, les mains brodées, les ailes métalliques… Dans Mille Milliards de rubans, son livre sur l’histoire de la mode, Loïc Prigent rappelle à quel point les corsets ont façonné, et, surtout, contraint, le corps des femmes. Comment avez-vous pensé cet ensemble ?

Y.M. : En travaillant précisément sur cette idée de tension. Le corset et les mains brodées renvoient à cette histoire-là : un corps maintenu, serré, organisé autour de la contrainte plus que du mouvement. Les ailes viennent créer l’opposé. Comprenez, un espace de rupture, un geste qui permet de s’extraire de ce maintien.
Dans mon master, chaque silhouette devait raconter un passage intime. Celle-ci parle d’un moment où l’on est pris, enfermé, puis d’une façon d’apparaître autrement. Les deux pôles, à savoir compression et ouverture, font partie intégrante du récit de la pièce.

L’anonymat du masque brodé ajoute une lecture supplémentaire. Pourquoi ?

Y.M. : Parce qu’il efface le visage tout en renforçant la présence. Le masque est entièrement brodé, y compris sur les yeux, ce qui donne l’illusion d’une opacité totale. En réalité, celui qui le porte voit très bien. Cette surface brodée crée une forme d’herméticité qui perturbe la lecture du corps : le regard du porteur traverse sans être vu, tandis que l’extérieur reste bloqué. Cela renverse l’exposition — la vulnérabilité n’est plus du côté de la personne masquée.

Vous mélangez des matériaux très différents. Pourquoi cette pluralité ?

Y.M. : Je je n’ai jamais appris la broderie « à l’ancienne ». Ma première base, c’était du plexiglas. Le matériau m’intéresse pour ce qu’il permet, pas pour ce qu’il représente. Et l’upcycling n’est intéressant que lorsqu’il disparaît visuellement : ici, un moteur d’essuie-glace, des coraux Chanel, du métal, mais rien qui attire l’œil pour sa provenance.

1 500 heures pour une seule pièce : comment garder une telle exigence ?

Y.M. : On avance. Dans un master avec dix silhouettes, tout progresse en même temps. J’avais une équipe sur la maille, mais la broderie restait mon terrain. Et dans ce milieu, si vous ne poussez pas le niveau, quelqu’un d’autre le fera.

Quelles sont les voix négligées que vous cherchez à rendre audibles avec cette création ?

Y.M. : Toutes celles qu’on ne regarde pas : les souffrances silencieuses, les corps qui vivent sous contrainte sans que cela fasse événement, en particulier ceux des femmes. Le body corseté, les mains qui serrent la poitrine, le masque qui anonymise : ces éléments ne sont pas là pour délivrer un message, mais parce qu’ils font partie de la réalité que j’intègre dans la pièce. Ils matérialisent ce que l’on voit rarement et ce qui, pourtant, structure beaucoup d’existences.

Vous représentez régulièrement le Luxembourg à l’international. Qu’est-ce que cela change pour vous dans votre manière de travailler ?

Y.M. : Je porte un territoire où nous sommes encore très peu à évoluer dans ces métiers. Être présent dans un concours comme celui-ci ou dans des expositions à l’étranger, c’est montrer que la scène luxembourgeoise existe, même si elle reste discrète. Et comme le pays me soutient, il est normal pour moi d’assumer cette visibilité-là.

Comment votre génération perçoit-elle les métiers d’art ?

Y.M. : Elle y revient. Les questions de santé mentale et de bien-être prennent de la place, et les arts y répondent souvent. Mais les familles restent inquiètes : parcours instables, peu de certitudes. Ce sont des métiers exigeants, qui demandent un entourage solide.

Comment votre parcours vous a-t-il mené de la mode à l’art ?

Y.M. : Par la matière, mais également par les mots. J’ai un double bac littéraire et scientifique. De fait, la littérature a toujours structuré ma manière de réfléchir : je construis des pièces comme on construit un récit. Ensuite, il y a eu la technique (et notamment plus de 500 méthodes de broderie apprises à La Réunion, ndlr.), puis le master, où mes silhouettes étaient déjà très sculpturales. Les galeries ont vu cette dimension-là. Le glissement vers l’art s’est fait naturellement.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur les vêtements ?

Y.M. : Un regard assez triste : on perd, hélas, en ambition. La fast fashion monte, la haute couture s’aplatit. L’upcycling devient central, mais il faut le maîtriser pour qu’il ait un sens. Faire de l’upcycling pour faire de l’upcycling ne sert à rien.

Comment imaginez-vous la suite après ce prix ?

Y.M. : J’ai plusieurs expositions prévues, dont une en 2026 qui compte beaucoup pour moi. Le prix apporte des clients, donc des moyens. Je veux continuer à exposer à l’international, tout en gardant un rythme régulier au Luxembourg. Enfin, je continuerai à travailler en collections, même dans l’art.

 

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