Coup de cœur littéraire : le vertige des faux-semblant

Mis à jour le 19 août 2024 par Isabelle Debuchy
Coup de cœur littéraire : le vertige des faux-semblant© Gallimard

Dans Voltiges, Valérie Tuong Cong explore avec brio ces moments de bascule dans l’existence, ces violentes oscillations, ces voltiges du destin, entre remises en question, choix et renoncements. Elle interroge au fil de ces romans le déterminisme social, dont on peut s’affranchir ou non, et la capacité de chacun à rebattre les cartes du destin. Ce roman intense, sur fond de bouleversement climatique, est aussi une ode à l’espérance, à l’image de cet envol final de l’héroïne du roman Léni, qui plonge avec audace vers un nouvel avenir qui se dessine. Rencontre avec l'auteure.

Comme dans Un tesson d’éternité, vous mettez en scène des personnages qui usent de faux-semblants. Qu’est-ce que cela dit de vous ?

J'observe, que bien souvent, nos vies sont construites non pas en regard de nos désirs, de nos aspirations, de notre être profond, mais en fonction d'assignations reçues très tôt. Cela peut prendre la forme d'injonctions sociales, comme pour Eddie ou Nora dans Voltiges, qui viennent d'un même milieu bourgeois très codifié, où l'homme et la femme ont des objectifs de vie et des fonctions très déterminés (apparence impeccable, réussite matérielle, fonction protectrice pour l'homme, pilier de la famille pour la femme). Ou cela peut résulter de blessures, d'épreuves traversées, qui nous conditionnent et nous conduisent à nous construire par défaut, pour se protéger du danger ou faire taire des angoisses. C'est le cas de Jonah et Leni, qui se privent de vivre pleinement, l'un parce qu'il redoute toute forme d'attachement, l'autre, parce qu'elle a peur de l'avenir. C'est aussi le cas d'Anna, dans Un tesson d'éternité, qui croit se protéger de la violence en s'inventant une autre identité et en fuyant ses origines. Ce qui m'interroge ici, c'est la possibilité de reprendre le contrôle, les rênes. À quel moment dit-on stop et s'offre-t-on la vie que l'on mérite vraiment ? C'est souvent difficile de s'extraire de ces rails. Mais prendre conscience, c'est faire le premier pas. Mes personnages vont devoir passer par cette prise de conscience pour reconquérir leur liberté.

L’amour n’impose plus le sacrifice.

Quel est le message de ce roman pour les femmes d’aujourd’hui ?

Le message principal, ici, c'est que l'amour n'impose pas (ou plus) le sacrifice. Et que l'équilibre d'un couple dépend aussi de l'équité et de l'égalité. La condition des femmes évolue à la fois très vite, grâce à une parole qui se libère, des revendications légitimes qui commencent à être entendues, et beaucoup trop lentement, parce qu'elle est ralentie par la force d'inertie d'un système patriarcal millénaire. S'émanciper est indispensable, mais, hélas, encore souvent difficile ou coûteux pour certaines. Nous méritons d'exister pour qui nous sommes, et non parce que nous remplissons un rôle. Trouvons la force et le courage de ne plus nous soumettre à des exigences qui ne sont pas les nôtres.

Dans cette fiction, à mesure que les mensonges enflent, les catastrophes climatiques se multiplient : une éco-anxiété comme le reflet des états d’âme des personnages.

Dans ce roman, en effet, le dérèglement de la famille se déploie en miroir du dérèglement de l'environnement. Voltiges était pour moi l'occasion de sonner l'alerte sur un monde en péril. C'est une préoccupation majeure pour les jeunes générations. Beaucoup de nos enfants pensent que l'effondrement est, sinon proche, inéluctable. Le climat, l'explosion de l'intelligence artificielle, le recul de la pensée démocratique et du débat, les pandémies, l'expansion des conflits, etc. Comment ne pas se saisir, en tant qu'écrivain, de ces enjeux ?

Voltiges, le dernier roman haletant de Valérie Tuong Cuong, croise le destin d’un quatuor de personnages au fil d’une intrigue bien ficelée. Eddie, archétype du narcissique à qui tout réussit, est à la tête d’un grand cabinet de conseil et assure à sa famille un train de vie très confortable. Ruiné, il fait le choix de ne rien dire à Nora, sa femme, créatrice de bijoux, ni à Leni, brillante athlète de « tumbling », une discipline de gymnastique acrobatique. Dès lors, la vie d’Eddie vole en éclats : il multiplie les mauvaises décisions et la vie de famille se dégrade inéluctablement. Jonah Sow, entraîneur de Léni, tout en fragilité, est comme le contrepoint solaire d’Eddie dans cette partition romanesque.

"Voltiges" de Valérie Tong Cuong, Gallimard, 226 pages, 20,50 euros.

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