Depuis nos archives : la dernière interview exclusive accordée par Giorgio Armani, le Grand Maître de la mode italienne à Elle Italia, en 2017.
Il y a quelques mois, nous avons décidé d’interviewer Giorgio Armani, ce qui est loin d’être simple. L’approche a été longue et semée d’embûches : des torrents d’emails avec son attaché de presse et de nombreux coups de téléphone. Quand on y réfléchit, rien d’étonnant à cela, il est ici question d’une icône absolue, et, avecc une personnalité de ce calibre, rien ne peut être facile.
Le rendez-vous.
La rencontre avec le « Gorgeous Giorgio » (ainsi baptisé par le Time dans une couverture devenue légendaire en 1982), figure du Made in Italy et de la mode mondiale, a lieu un mercredi brûlant à Milan, dans la feutrée via Borgonuovo. Après plusieurs briefings préparatoires (« Monsieur Armani », comme l’appellent ses collaboratrices avec une pointe d’anxiété dans la voix : « pourrait tel jour, à telle heure, cela vous conviendrait-il ? », m’a-t-on encore demandé lors du dernier appel), je me rends à l’entretien, un peu nerveuse. On me prie d’attendre une dizaine de minutes. Dans les salons ornés de stucs et de fresques, le temps semble suspendu avant son arrivée ; pas une mouche ne vole autour de moi.
Vive la démocratie
Je révise la raison principale de cette rencontre : sa ligne iconique Emporio Armani fête ses 36 ans et célèbrera l’événement le 17 septembre avec un défilé au Tobacco Dock, lieu historique de l’East End londonien. Mais ce n’est pas tout : désormais, Emporio – qui a anticipé la grande vague de la mode démocratique – a inventé ses fresques publicitaires (comme celle de la via Broletto à Milan), un house organ digne d’un magazine de luxe, l’Emporio Armani Magazine, relancé en ce mois de septembre, ainsi que des événements musicaux réunissant groupes et DJ underground sous l’étiquette Emporio Armani Sounds. La marque absorbera également les lignes Armani Collezioni et Armani Jeans, retrouvant ainsi son identité de « conteneur » avec une large offre de vêtements et accessoires pour tous les usages.
Je suis concentrée à réciter ma leçon pour ne pas faire mauvaise impression lorsqu’il entre dans la pièce. Nous nous saluons et il me lance aussitôt, sans détour : « Vous devrez vous contenter de peu de temps, j’ai eu une nuit compliquée. » Vingt minutes plus tard, il me réprimande, trouvant mes questions trop expéditives à cause de son avertissement initial : « Déjà fini ? » me demande-t-il, surpris. « Je vous donne encore un quart d’heure », ajoute-t-il, et l’entretien reprend.
La révolution silencieuse
Il est vêtu de bleu comme il faut. Son fameux regard de glace, d’abord distant, se fait peu à peu plus attentif. Le ton est calme, le « r » légèrement roulé. Une aura de révérence l’entoure. Armani reste Armani : le Maître, un précurseur en série, celui qui, depuis 1975, a bouleversé avec son style understated les règles établies, offrant à la mode mondiale la veste déstructurée, le tailleur masculin au féminin (n’était-ce pas déjà une anticipation de la tendance genderless ?), la couleur greige, la séduction murmurée, l’inspiration orientale réinterprétée en minimalisme, le jean prêt-à-porter, et bien plus encore. Mais au-delà de l’attente empreinte d’appréhension et de sa réputation de « control freak » impatient, l’impression finale est celle d’un homme sans doute peu enclin aux effusions, mais au fond doux.

©Courtesy of Giorgio Armani / 1979
Lorsque Emporio est né, on vous a reproché d’avoir choisi un mot trop populaire. Aujourd’hui pourtant, la mode démocratique est un phénomène…
Je l’ai fait exprès. Je voulais créer une alternative aux propositions des grands magasins. Je voulais un concept nouveau, révolutionnaire et complet, à des prix plus accessibles, parce que, selon moi, la société en avait besoin.
Comment vous est venu le logo en forme d’aiglon qui identifie Emporio ?
D’un jet, à la suite d’une demande de Sergio (Galeotti, son associé et bras droit tant aimé, ndlr). J’étais au téléphone, il est arrivé en me demandant un symbole identitaire. Une main tenait le combiné, de l’autre j’ai pris un stylo et commencé à griffonner. L’aiglon est apparu, que je considérais comme un signe d’élévation, quelque chose qui devait voler haut. Mais voler haut dans une certaine mesure : je ne voulais pas qu’Emporio soit une marque inaccessible…
Et vous, avez-vous réussi à voler haut dans votre vie ?
(Il se dérobe) Je dirais que oui. Je suis connu, j’ai bien travaillé, les gens m’arrêtent encore dans la rue, les jeunes m’idolâtrent et les adultes me respectent.
Et dans votre vie privée ?
Là, je commencerai à voler haut demain…
Pour vous, Emporio devait rapprocher les distances et élargir les horizons : êtes-vous favorable à la mondialisation ?
Il est difficile de l’ignorer dans un monde devenu si petit, où les frontières sont de plus en plus floues. Oui, je suis pour la mondialisation, et il ne pourrait en être autrement : autrefois, notre métier était plus protectionniste, et notre client était essentiellement une personne de classe aisée. Aujourd’hui, les frontières se sont élargies à l’infini, aussi grâce à Internet.
En 36 ans d’Emporio Armani, quelles ont été vos plus grandes satisfactions ?
Il y a quelque temps, des sociologues et des experts en marketing ont identifié les objets les plus représentatifs du XXᵉ siècle. Parmi eux, le blouson bomber d’Emporio, avec l’aiglon bien visible dans le dos des jeunes aux quatre coins du monde, rapprochant les distances et élargissant les horizons, exactement comme je l’avais imaginé. Cela a été une grande satisfaction.
Pourquoi avoir choisi de défiler à Londres ?
Londres, c’est la culture globale, et il m’a semblé que c’était le théâtre idéal. D’ailleurs, je collaborerai avec le British Fashion Council et les étudiants des meilleures écoles de mode pour créer une capsule inspirée de trois pièces iconiques d’Emporio, qui sera mise en vente au printemps 2018.
Aimez-vous travailler avec les jeunes ?
J’observe ce qu’ils font, même en marchant simplement dans la rue. J’aime les écouter et les regarder, car ils ont une vision différente, qui parfois m’irrite ou me déconcerte, mais me fait toujours réfléchir. Ils ont le droit d’être jeunes et donc innovants, mais attention à ne pas donner trop de place aux idées inconsistantes.
Les trouvez-vous peu humbles ?
On voit beaucoup de bêtises circuler, autant d’autoglorifications, donc oui, peut-être ont-ils oublié ce qu’est l’humilité. J’apprécie la timidité et la capacité d’être fidèle, à une personne ou à une idée.
Pensez-vous que l’ère numérique, où chacun peut se retrouver en première ligne, ait amplifié cela ?
Oui. C’est terrifiant, terrifiant, terrifiant.
Que pensez-vous de ceux qui se définissent comme “rebelles” ?
Souvent, c’est une convention de l’anticonventionnel.
Pour vous, un vrai rebelle ?
Donald Trump.
Et vous, comment êtes-vous ?
Je vais dire une chose surprenante : j’ai toujours été à contre-courant, et ce que l’on définit comme “à la mode”, je le déteste. Mon travail est né d’une pensée radicale, avec une proposition à l’opposé du schéma dominant. Penser en dehors des rangs est indispensable pour réussir. Donc oui, je me considère comme un rebelle, d’une rébellion feutrée mais tout aussi solide.
N’avez-vous pas parfois l’impression d’être prisonnier d’une tour d’ivoire ?
Je suis totalement prisonnier d’une tour d’ivoire, mes collaborateurs aussi, et c’est la raison pour laquelle à neuf heures et demie du matin je suis déjà de mauvaise humeur, et que je rentre à huit heures du soir encore plus furieux.
Pourquoi ?
Parce que presque rien ne me satisfait, parce que je suis toujours en quête du meilleur, de l’absence totale de négligence.
Que recherchez-vous chez un collaborateur ?
La capacité de me surprendre ; surprendre implique une bonne dose de risque.
Est-il vrai que vous êtes obsédé par le contrôle ?
Je ne délègue à personne la responsabilité du style Armani, qui est mon patrimoine le plus précieux. Il ne s’agit pas d’insécurité, mais d’un besoin de cohérence absolue.
Y a-t-il de nouveaux talents que vous appréciez ?
Je m’informe de l’extérieur en lisant les journaux, presque jamais en testant directement. Peut-être ai-je peur de découvrir que quelqu’un est meilleur que moi : c’est une faiblesse humaine…
Vous sentez-vous libre ou pensez-vous vous être autocensuré dans votre vie ?
Conquérir la liberté a demandé un long parcours, durant lequel oui, parfois je me suis autocensuré. Par timidité, ou à cause de la précipitation qui pousse toujours à courir et ne laisse pas le temps de réfléchir.
On vous décrit comme quelqu’un de difficile, un ours à mi-chemin entre le timide et l’asocial. Êtes-vous d’accord ?
Oui et non. Rien ne me plaît plus que mon travail, et pour m’accorder ce plaisir je paie les conséquences. Certains me jugent peu disponible et ingrat parce que je sacrifie ma vie sociale au profit du travail, et cela me peine. Comme il me peine de ne pas donner à ceux que j’aime tout ce que je voudrais. Mais un travail comme le mien est tyrannique : il demande tout, il prend tout. Même les sentiments en souffrent, car on se rend compte de ne pas pouvoir offrir grand-chose, et dès lors, on ne se sent pas non plus en droit d’exiger. Le prix à payer, au bout du compte, c’est la solitude. Mais j’ai fini par la surmonter.
Donc la solitude ne vous met pas mal à l’aise ?
Elle me plaît, mais à petites doses, juste ce qu’il faut pour réfléchir. Dans les années 80 et 90, il m’arrivait de n’avoir absolument aucun temps à consacrer à mes proches ; j’ai veillé à ce que cela ne se reproduise plus, car cela m’a laissé un goût de tristesse.
Vous considérez-vous comme une personne mélancolique ?
Oui. Jusqu’à environ 28 ans, je ne souriais jamais. J’étais insécurisé car je m’étais inventé un métier sans formation spécifique, et j’ai dû affronter des situations pour lesquelles je n’étais pas préparé. Je me souviens de mes premiers voyages aux États-Unis, entouré de journalistes et de présidents de grands department stores : je me sentais perdu. J’ai eu peur, souvent, mais cette peur a aussi été un moteur, un « je dois y arriver ».
Mais sourire (et rire), c’est thérapeutique…
Assurément, surtout si le sourire naît d’une réflexion intelligente, et non d’une banalité quelconque. Par exemple, je n’aime pas les films comiques : je trouve qu’il est très difficile de faire rire sur commande.
Il n’y a donc aucun film drôle ?
(Il réfléchit un instant) Les films d’horreur me font rire. Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? m’a fait mourir de rire, tant sa cruauté est incroyable.
Est-il vrai que les imbéciles ne sont jamais élégants (titre d’un recueil de ses aphorismes, ndlr) ?
Pour moi, l’élégance part de l’esprit. C’est une pensée – n’oublions pas qu’étymologiquement, cela signifie « choix » – avant d’être un geste. L’intelligence est donc indispensable.
Vous êtes une légende vivante, un nom qui suscite un immense respect. Cela vous gratifie-t-il ?
Bien sûr. Quand je m’en suis rendu compte, cela m’a fait peur, mais j’ai appris à assumer la responsabilité de ce rôle.
La mode rend-elle heureux ?
Oui, à condition qu’elle ne devienne pas une obsession ou ne génère pas de complexes d’infériorité. Il faut de la mesure, comme en toute chose. Dans ce cas, la mode peut devenir un merveilleux remède.
Estimez-vous d’autres créateurs ?
Jean Paul Gaultier pour son ironie, John Galliano pour son imagination presque onirique, Rei Kawakubo de Comme des Garçons pour sa réinterprétation du style occidental.
Y a-t-il un détail auquel vous ne renoncez jamais ?
Les sneakers blanches, que je veux immaculées.
Votre uniforme quotidien ?
Le sweat-shirt bleu en cachemire est un classique. J’aime les sensations qu’il transmet, avant tout un sentiment de propreté, qui reflète ma rigueur et mon éthique de travail.
Avez-vous imaginé à quoi ressemblera le monde de la mode dans dix ans ?
Peut-être. Aujourd’hui, la vision d’une époque s’est perdue en chemin : il n’y a plus de vêtements qui définissent un moment historique. Tout est un grand mélange, à cause des créateurs qui puisent dans les marchés aux puces et en font un chaos. Tôt ou tard, je pense qu’il faudra quelqu’un – pas moi – pour remettre de l’ordre. Récemment, je regardais les documentaires de l’Istituto Luce sur les années 30 et 40, où tout était inscrit dans un contexte social. Aujourd’hui, il est vraiment difficile d’identifier une mode de 2017.
Mais n’est-ce pas justement ce mélange extrême qui définit notre époque ?
Je ne veux rien retirer à la liberté que nous avons acquise de nous habiller comme nous l’entendons – elle est sacrée –, mais j’aime voir une harmonie, une cohérence. Entre liberté et anarchie vestimentaire, il y a une nuance.
Êtes-vous sensible au phénomène des influenceurs ?
Dans la mesure où mes collaborateurs m’invitent à y prêter attention. Mais je préfère savoir qu’un sac a plu à une passante devant la boutique de la via Montenapoleone. Voir sur les réseaux sociaux la photo d’une blogueuse portant une de mes robes m’intéresse moins, parce que c’est plus facile. C’est un métier de labeur, et je voudrais qu’il soit récompensé au mieux.
Vous êtes né à Piacenza, mais vous êtes Milanais d’adoption : aimez-vous le nouveau visage de la ville ?
Depuis des années, son profil change : les skylines de Porta Nuova et de CityLife se sont ajoutées aux anciens quartiers comme Brera ou les Navigli. C’est ainsi que je l’imaginais : futuriste mais avec un cœur traditionnel. Mon espace Armani/Silos est d’ailleurs un cadeau à cette nouvelle Milan : un centre « vivant » tournant autour de la mode, de la photographie, du design, du cinéma.
Pouvez-vous vous promener en ville ?
Non, car je ne peux pas refuser un autographe ou une demande de selfie, cela me semblerait très présomptueux. Donc j’évite de me retrouver face aux hordes de touristes le samedi après-midi.
Ne trouvez-vous pas qu’il y a une veine poétique à Milan ?
Oui, chez les jeunes comme chez les adultes. Le matin, je vois souvent passer sous mes fenêtres des jeunes filles avec des rouleaux de papier sous le bras, en direction de Brera. Je souris : on sent qu’elles ont encore envie d’aller dessiner sur les vieilles tables de l’académie.
Quel étudiant étiez-vous ?
Un âne complet, mais bien habillé. Je fréquentais le lycée scientifique Leonardo da Vinci avec Enzo Jannacci : j’aimais son humour, lui mon style. Il me racontait souvent que sa mère lui disait : « Regarde comme Giorgio est élégant », et il me le reprochait, il voulait que je l’aide à la faire taire. Une fois, nous avons même fait un sketch à la Rai sur ce jeu entre mon élégance et son ironie.
Vous aimez les chats…
Ils sont les animaux parfaits pour moi : leur indépendance s’allie à une capacité presque empathique de comprendre quand leur maître a besoin de compagnie. J’ai deux Scottish Fold de 8 et 13 ans, Angel et Mairì.
Avez-vous des regrets, des “ah, si j’avais fait…” ?
Non, le regret ne m’appartient pas. Je suis satisfait.
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