Inspirée par les paradoxes et les contradictions apparentes, Simone Rocha, 38 ans à l’univers romantique-dramatique pense chacune de ses collections comme une narration. Dans ses histoires de cuir, de dentelle et d’accessoires de contes de fées, la créatrice irlandaise dresse des personnages sublimés, contrastés.

« Chaque génération bifurque et évolue. D’une certaine manière, j’ai l’impression d’être une vieille âme, et j’ai l’impression d’être toute neuve. Je suis à un âge où je trouve encore les choses innovantes et excitantes, différentes, et j’ai envie de saisir les opportunités d’expression du métier. » Diplômée du Central Saint Martins College of Art and Design en 2010 après avoir mené la première partie de ses études à Dublin où elle est née, Simone Rocha, dont le père était créateur et la mère costumière, a grandi dans un studio de mode, « au milieu des tissus et des plus beaux matériaux. La mode a toujours pris une place immense dans ma vie ».

Fantasmagorie ancrée et théâtralité extrapolée

Sa mode est charnelle, évanescente parfois, volontiers d’influences victoriennes. Les collections femme et homme se mélangent, de toute façon elle les dessine en même temps, puis les divise au moment de la production. Pour autant, elles restent les deux faces d’une poésie indissociable. On ressent comme une chair de poule la spiritualité de son travail, qu’on peut lire comme un conte envoûtant, sombre et excitant.

©Launchemetrics Spotlight / Simone Rocha PO F25

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Emmitouflée dans un bomber bouffant noir par cette fin d’après-midi pluvieux de printemps – elle vit à Londres depuis 20 ans – Simone nous explique que l’inspiration de sa nouvelle saison automne-hiver lui est venue d’une certaine envie de protection. « Je voulais créer des coquilles de cuir, utiliser du tweed aussi, d’autant plus que la tendance de cet été est à l’exposition de la peau, avec l’idée de jouer, de suggérer et de flirter. L’hiver est plus dans la réflexion, dans le besoin de suivre son propre chemin, de rester lent et concentré au milieu de la course. Je suis revenue sur mes précédentes collections, pour observer dans quelle mesure je me sentais présente dans ce marathon que nous courons tous. J’ai repensé à un poème que j’avais appris à l’école quand j’étais enfant, et il m’a projetée dans la nostalgie de cette époque. » Elle a donc puisé dans les uniformes scolaires de sa mémoire, qu’elle a réinterprétés dans des matières nobles, de nature à évoquer des cuirasses symboliques, avec des plissés et des rubans qui, au fil de ses idées, sont devenus des robes.

Les ombres sensuelles d’une identité romantique radicale

« J’aime les contrastes, j’ai toujours été attirée par les contradictions. J’insuffle dans mon travail des influences historiques traduites sous une forme contemporaine, et des constructions très féminines traitées en lignes droites ou masculines. Cette tension, ces antagonismes, ont toujours été ma façon de transmettre mes idées. Je développe des liens émotionnels dans mes collections, or les émotions, c’est compliqué. Il faut parfois assembler deux contraires pour créer un sentiment. Confronter la douceur, et une intention plus aiguë. Provoquer un décalage pour atteindre une part essentielle de la féminité. » Dans ses collections masculines, la subtilité de sa lecture des archétypes traditionnels place ses silhouettes en miroir de la sensibilité qui les sous-tend. « Je joue, je pousse, je tiraille mes sujets, pour voir ce qui en émerge. Chacune de mes collections est différente, mais ce qui les lie est que j’adore raconter des histoires, et que j’aborde chaque saison comme une pièce de théâtre. Avec un début, un milieu et une fin. Avec des personnages aussi. Je réfléchis au rôle que jouent les vêtements dans l’interprétation de ces protagonistes. Je pense à un décor, à une ambiance sonore, aux odeurs, à la façon dont on se sent quand on pénètre dans les lieux de cette narration. Est-ce qu’on sera à l’aise ? Les vêtements évoqueront-ils des souvenirs, seront-ils assez confortables pour accompagner ce moment ? J’aime prendre les gens par la main, fonder une collection sur un texte, sur le travail d’un artiste, sur une chorégraphie. Il n’y a pas de science derrière, je créer simplement des collections singulières, qui sont comme un récit dans la saison. »

©Launchemetrics Spotlight / Simone Rocha men fw25

Simone Rocha a lancé sa ligne homme en 2023, toujours avec l’intention de compléter l’univers de ses personnages. Elle estime qu’en matière de mode, on ne raconte pas exactement la même histoire selon que l’on s’adresse à un homme ou à une femme, et il manquait alors le point de vue des vêtements masculins dans son histoire. « J’ai créé ces silhouettes complémentaires pour étayer la féminité, pour jouer avec les contrastes et pour instaurer un dialogue entre ces collections, l’Homme ayant sa propre cohérence. Mais tout part d’un seul projet. »

La valeur de l’artisanat

La créatrice travaille toujours au plus près des matières, en manipulant les tissus. Ses collections sont en partie réalisées à la main, à Londres, avec une attention particulière portée aux broderies et aux perlages, tandis que d’autres ornements sont produits en Europe. « On travaille beaucoup à l’ancienne. J’ai mes propres ateliers intégrés à mon studio, avec d’incroyables patronneurs et des artistes textiles. On ne parle pas de haute couture, mais il y a toujours une intervention humaine dans chaque pièce. » Elle estime qu’avoir grandi en Irlande tout en apprenant le travail de la main, avoir été dès son plus jeune âge sensibilisée au crochet, à la broderie, à la peinture artisanale sur vêtements, l’a naturellement menée à créer ses collections de la même façon. « C’est pour moi une partie importante du processus créatif, et ça influence le ressenti quand on porte les vêtements, l’état d’esprit par lequel on se positionne. » Elle se dit souvent surprise par la résonnance que trouvent ses pièces auprès de ses clients, qui sont parfois très conscients de ce qu’ils aiment dans la mode, mais peuvent aussi être motivés par l’attirance pour un accessoire particulier : « C’est très varié, et je le vis comme un compliment. »

©Launchemetrics Spotlight / Simone Rocha PO F25

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Les défis des marques indépendantes

À une ère où les griffes créateurs sont plus que jamais soumises à la concurrence des grands groupes d’une part, et de la fast fashion de l’autre, Simone Rocha navigue avec philosophie : « J’ai l’impression qu’en étant une Maison indépendante, on construit son propre club. On travaille pour soi, avec des équipes impliquées et une clientèle qui finit par devenir une communauté. On bâtit une identité propre, et on trace son chemin à côté des autres. C’est un parti pris difficile, mais absolument réalisable. Je pense à des marques de designers incroyables à l’instar de Rick Owens ou de Comme Des Garçons, qui ont créé des Maisons cultes. J’espère pouvoir continuer longtemps à mener ma barque à ma façon. La beauté de la mode, c’est d’être le reflet d’une époque, et fondamentalement, d’habiller un corps. Tout revient toujours à l’humain. Je pense qu’en réalité pour moi faire des vêtements, c’est avant tout une façon de me connecter aux autres. Si quand les femmes portent mes pièces elles se sentent féminines et puissantes, j’ai le sentiment qu’on appartient toutes à quelque chose. »

 

©Launchemetrics Spotlight / Simone Rocha PO F25

Quels seraient les prochains défis de la mode ? Elle rit : « Ce n’est pas à moi de porter un jugement sur l’industrie tout entière, mais dans l’absolu, chaque jour est plein de challenges ! Honnêtement, je pense que chaque industrie dans le monde actuellement a ses tourments. Ce qui est important, c’est de porter son attention sur ce qui est juste pour soi, qu’on soit une petite marque indépendante, un grand groupe ou qu’on travaille seul. » Le temps a filé, et cette mère de deux jeunes enfants qui passe généralement toutes ses journées dans son studio de création doit filer « exceptionnellement tôt » ce vendredi où le soir commence à tomber : sa fille de 9 ans expose ses peintures à l’école. « Je suis tout le temps en train de penser à mes collections et j’ai parfois besoin de faire une toute petite pause, pour mieux m’y replonger. » Il était une fois, trois petits tours, elle reviendra.

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