Virtuose surdouée, Khatia Buniatishvili subjugue et détonne autant par sa fougue que par son glamour. Son jeu sincère à fleur de peau a conquis le grand public et ses concerts se jouent à guichet fermé à l’international. Rencontre avec une artiste tout sauf classique, véritable phénomène musical de sa génération, à l’occasion de la sortie de son nouvel album « Mozart ».
Le 14 juillet 2024, l’artiste de 37 ans est attendue pour se produire au grand Concert de Paris. Coincée dans les embouteillages et contrainte de poursuivre à pied, elle partage sur son compte Instagram sa course folle pour rejoindre le parvis de l’Hôtel de ville, vêtue d’une robe de gala à sequins argentés et ... de chaussures d’hommes trop grandes (un collaborateur lui a prêté les siennes, poursuivant lui-même en chaussettes). « Pas très glamour mais assurément olympique ! » conclut-elle amusée sous son post. Elle arrive juste à temps pour chausser ses escarpins et interpréter la Suite bergamesque : Clair de lune de Debussy. Quelques instants plus tard, un Stéphane Bern visiblement très ému peine à commenter sa prestation : « Difficile de trouver les mots après un tel moment de grâce ». La soliste franco-géorgienne au tempérament de feu et en constante recherche d’intensité, a toujours eu à cœur de ne pas « gâcher une seule seconde de vie ». « A 5 ou 6 ans déjà, lorsque je devais travailler un passage très technique au piano, je lisais un livre caché derrière la partition, pour vivre des émotions toujours plus fortes » se souvient-elle.
« La musique me donne des ailes »
Une enfance géorgienne en communion avec la musique
« Je suis très Proustienne, mon amour pour cet auteur vient sans aucun doute de là, car je suis convaincue que tout ce que je suis aujourd’hui vient de mon enfance en Géorgie ». Née le 21 juin (jour de la fête de la musique!) 1987 au bord de la mer noire, dans un pays en guerre, Khatia Buniatishvili a évolué dans la bulle protectrice que sa mère a conçue pour elle et sa sœur Gvantsa, d’un an plus âgée. Les vivres manquent souvent, l’électricité n’arrive que par intermittence, les lendemains sont incertains, mais qu’à cela ne tienne ! Passionnée et dotée d’un sens de l’esthétique hors du commun, la mère initie très tôt ses filles aux arts et confectionne pour elles de jolis vêtements, sans jamais rien laisser transparaitre des difficultés matérielles du foyer. Une immersion dans un bouillon de culture et de langues (Khatia parle géorgien, français, allemand, russe et anglais) pour survivre. « Ma mère était une femme forte et tellement douée pour la vie. Elle a tout fait pour que nous ayons la sensation de ne manquer de rien, elle s’est battue pour que nous puissions apprendre coûte que coûte. Elle était convaincue que l’art et le travail était la meilleure façon d’échapper au chaos ».
Chez les Buniatishvili, la discipline est une vertu essentielle, mais jamais au détriment du plaisir. « Nos parents nous ont transmis une éthique du travail qui se focalise sur le processus d’apprentissage davantage que sur le résultat, mais toujours dans l’idée que derrière le travail et le plaisir se trouvent le bonheur et avec la certitude de jours meilleurs à venir ». Enfant précoce à la curiosité insatiable, avant même de savoir lire Khatia déchiffre avec avidité des partitions, le plus souvent à la lueur d’une bougie. « Ma mère avait ce don remarquable de trouver le langage pour nous apprendre la musique comme un jeu. Le piano était dans notre chambre et chaque matin, je me levais impatiente de découvrir quelle nouvelle partition elle avait disposé à mon attention ». Et ça marche. A 4 ans, Khatia joue Rachmaninov, à 6 ans à peine, elle performe sur scène son premier concerto avec orchestre. Elle se sent pourtant déjà à sa place, tant le piano est une évidence, fait partie intégrante de son identité. Lorsqu’elle ne joue pas du piano, elle passe la plupart de son temps à lire (« Il n’y avait pas Internet ! » rappelle-t-elle). À 9 ans, elle découvre Dostoïevski dont l’univers la fascine, mais dévore également Tchekhov ou des auteurs géorgiens de génie. Les destinées des héroïnes russes nourrissent particulièrement son imaginaire. Elle aime aussi le cinéma, notamment français, et fantasme devant les actrices, Juliette Binoche ou Isabelle Huppert, qui lui semblent si libres.
« Il faut oublier le public sur scène, s'oublier soi pour se mettre à nu »
La flamboyance au bout des doigts
La musique devient rapidement pour elle un moyen d’expression privilégié. Introvertie et hypersensible, la jeune pianiste a besoin d’authenticité et de se sentir en parfaite confiance pour entrer en relation, ce qui n’est pas toujours aisé avec les autres enfants de son âge. Elle en conservera une forme de méfiance, une mélancolie qui n’aime pas le cynisme. Cette sensibilité à fleur de peau a donné sa teinte si unique à son jeu, à la fois subtil, délicat, poétique, fougueux, puissant et sensuel, qui fait de chacune de ses prestations un moment hors du temps. L’artiste au cœur ardent donne tout sur scène, où elle a appris à lâcher prise, se fondre dans son piano et s’évaporer derrière les nuages de ses boucles brunes. « Il faut oublier le public sur scène, s’oublier soi pour se mettre à nu et se laisser envahir par l’émotion, faire corps avec l’instrument. La musique me donne des ailes. Ce n’est pas un projet marketing ! C’est très physique car il faut une vraie maîtrise technique mais on est bien plus libre et convaincant quand on interprète depuis son soi profond, le public sent toujours si l’on triche ». Une capacité à « montrer ses tripes » qui lui vaut le surnom de « Rock star du piano » dans la presse. La puissance de la présence scénique de la concertiste est indiscutablement soulignée par ses tenues fabuleusement glamour. Elle ne s’interdit rien : paillettes, escarpins, dos nus, décolletés plongeants, couleurs vives. Sa mère, aujourd’hui sa styliste, choisit ou dessine pour elles des robes qui subliment sa silhouette et sa féminité, mais sont avant tout un outil pour se fondre dans son personnage. « Soudain on apparaît en robe du soir – ce qui extériorise encore plus notre présence – on commence à jouer et tout disparait. J’aime ce contraste entre une jolie robe de scène et l’immatérialité qui se dégage dès que je commence à jouer. Je m’oublie, me libère de mon corps et ne deviens plus que sonorité. Le jeu devient alors beaucoup plus intime que la robe. ».
Jouer les notes de la liberté
Sa liberté vestimentaire et d’exécution, son refus d’être consensuelle bousculent le monde de la musique classique et ne laissent personne indifférent. Car la jeune concertiste a très vite réalisé qu’elle devait prendre en main sa destinée dans ce milieu très codifié. « Au début cela me paraissait un non sujet d’être une femme. Mais la musique classique est un système, une institution comme tant d’autres, dans laquelle il y a des jeux de pouvoirs et des personnes qui peuvent décider de la carrière de jeunes artistes, notamment les femmes. Je voulais avoir ma propre voix et ne pas attendre d’être invitée. J’ai construit ma carrière autour de cela, j’étais seule mais en ai fait une force, en créant un lien unique avec le public. J’aime ma liberté et ai tout fait pour vivre mon interprétation pleinement ».
« Je m'oublie, me libère de mon corps et ne deviens plus que sonorité »
Âme libre, la musicienne n’a jamais non plus eu peur de décloisonner son répertoire, pour faire la part belle à d’autres styles musicaux qu’elle affectionne : jazz, folk, pop. Comme dans tous les domaines de sa vie, la maestria choisit sa musique par envie, à l’émotion, sans barrières ni pré-conçus. « Je dois aimer la musique, elle doit me toucher. Je peux aimer aussi bien une longue pièce de Schubert qu’une chanson de Gainsbourg, le minimalisme ou les grandes formes. Je vis alors tellement le moment qu’il peut me semble durer à la fois quelques secondes et l’éternité, durant laquelle je peux vivre toute une vie ». Elle a ainsi notamment collaboré avec Coldplay (partie piano de Kaleidoscope sur l’album A Head Full of Dreams ), et dans son album Labyrinth (2020) se côtoient des pièces de Chopin, Gainsbourg, Philipp Glass ou encore des musiques de film. Sa liberté artistique, son génie inclassable et ses choix audacieux brisent les codes et l’ont amenée à s’affranchir du regard des autres. Une seule fois, elle a pris la plume pour répondre à un critique, défaisant point par point son argumentaire, tant elle était blessée qu’il ait pu à ce point se méprendre sur qui elle était. « Je ne suis pas qu’émotion, au contraire, ce sont mes passions intellectuelles, notamment pour l’écriture et la littérature, qui nourrissent ma vie intérieure et la rendent si riche. ». Depuis lors, elle a fait son principe de plus jamais lire ce que l’on peut écrire sur son jeu. « J’ai le plus grand respect pour les critiques mais ma plus grande liberté aujourd’hui tient à cela, ne plus me voir dans le regard des autres, qui maintient dans le passé. Chacun aura toujours un avis mais cela ne doit pas influer sur mon travail ». L’artiste aux yeux noirs pétillants ne suit ainsi que sa vérité, jouant aussi bien avec les plus grands orchestres, qu’en soliste en communion avec son public. Sa sincérité et son brio ont conquis ses auditeurs et son aura dépasse aujourd’hui largement le cercle des mélomanes avertis. « J’ai toujours su que j’aurais mon propre chemin, je savais que j’allais réussir, ce n’était pas un rêve d’enfant mais vraiment une intime conviction ».
La grâce rebelle
La talentueuse musicienne n’a pas non plus tardé à être remarquée par le milieu de la mode. « Les vêtements ont toujours été pour moi un moyen d’exprimer extérieurement mes états d’âme. Trouver son style est quelque chose de complexe mais les designers sont de grandes sources d’inspiration. Véritables artistes, ils ont leur signature, ils laissent des traces, m’émeuvent. ». Aujourd’hui égérie Cartier, elle avoue une consécration supplémentaire pour elle. « J’y vois un exemple que rien n’est impossible ! C’est un message que je voudrais transmettre à tous les jeunes. Il ne faut jamais oublier ses origines, son passé mais toujours croire en ses rêves, quelque soit d’où l’on vient !». La pianiste a réalisé un autre de ses rêves en 2017 en obtenant la nationalité française. « La Géorgie est mon pays natal, ma « motherland », mais la France est mon pays de choix pour ses valeurs auxquelles je tiens profondément, notamment la liberté et sa célébration de l’art et de la créativité ».
En sus d’être une musicienne accomplie, Khatia Buniatishvili est aussi une citoyenne engagée, défendant ses idéaux avec force. « Je sais que tout peut venir et repartir très vite, mais j’ai la conviction que si l’on a quelque chose à dire il ne faut jamais avoir peur, on trouvera toujours un moyen de l’exprimer ». Et l’artiste a bien des choses à dire, au-delà du piano. Elle refuse notamment depuis 2008 de se produire sur le territoire russe, et ce malgré son amour de la culture slave, pour protester contre la politique agressive de la Russie vis-à-vis de ses pays voisins. Elle voit comme le pendant de sa reconnaissance publique la responsabilité de porter la voix de ceux qui ne sont pas entendus, de promouvoir les droits de l’homme et des valeurs de paix. Un utopisme qui l’habite depuis l’enfance. « Je me souviens déjà que toute petite, dans un arbre à souhait en Géorgie, j’avais écrit que je souhaitais la paix dans le monde. Cela parait parfaitement naïf mais cet idéal m’habite toujours ».
« Ma plus grande liberté aujourd'hui tient à cela, ne plus me voir dans le regard des autres »
Une passion familiale
Le clan familial reste le point d’ancrage pour l’artiste, devenu une véritable entreprise dont elle est l’épicentre (sa mère est sa styliste, sa sœur, également pianiste, sa manager). « Ma mère m’a tout appris, mon père a toujours porté sur nous un regard tendre et aimant, sans jamais nous imposer de dogmes. Ma sœur est ma meilleure amie, elle sait tout de moi depuis ma naissance. Elle a une vraie grandeur d’âme et c’est aussi ma partenaire sur scène, ce qui est très intime. On partage tout ensemble ».
Et la famille s’est récemment agrandie avec l’arrivée de son premier enfant, une petite Charlotte aujourd’hui âgée de 15 mois ! Un nouveau rôle que la pianiste a embrassé avec toute la passion qui la caractérise. « Je savais ce qu’était l’amour et que c’était essentiel
mais je n’ai jamais été aussi heureuse. J’aimerais tout faire avec ma fille et rien sans elle. Elle vient partout avec moi, car je voyage beaucoup et j’habite surtout à l’hôtel ! (rires). Charlotte comble tous les vides, car il y a des silences agréables mais il y a aussi des vides qui ne le sont pas. Et en même temps, je me sens redoubler d’amour pour mes proches et le piano. ».
Lorsqu’on demande à la jeune maman si elle souhaite à sa fille de suivre le même chemin qu’elle, elle répond sans équivoque. « Je ne choisirai pas pour ma fille. Pour moi ce n’est pas un métier, c’est ma vie. Il faut aimer cette vie. Mais il y aura beaucoup de musique dans sa vie, c’est certain ! (rires) ».
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