Et si le partenaire le plus réactif de nos vies sentimentales n’était ni une amie, ni une psy, mais une intelligence artificielle ?

J’ai grandi avec les petits mots passés en classe et les appels sur les téléphones fixes. Aujourd’hui, on demande à ChatGPT si on peut coucher le premier soir (spoiler, vous faites ce que vous voulez) ou de répondre à notre place à notre ex qu’on ne peut plus voir en peinture. Bref, quelque chose a basculé.

Je suis née dans les années 80, à une époque où l’on s’envoyait des mots pliés en quatre pendant les cours. Évidemment, on se faisait inlassablement prendre par le prof qui lisait tout haut ce qu’on voulait garder secret. Il n’y avait pas de messages bleus, pas de notifications, pas de « vu », pas de stories dans lesquelles on tente de faire passer des messages subliminaux. Pour parler à son amoureux le soir, il fallait l’appeler sur le fixe, espérer que ses parents ne décrochent pas, répéter son texte dix fois dans sa tête.

À cette époque, je lisais Les Robots d’Isaac Asimov. Les robots y avaient des lois, obéissaient aux humains, intervenaient en dernier recours pour résoudre des situations trop complexes. C’était fascinant ; c’était de la fiction. Une technologie froide, ultra-rationnelle, toujours au service de l’humain, qui paraissait tellement lointaine, irréelle même. On imaginait ça dans des vaisseaux spatiaux ; pas dans nos chambres, nos cuisines, nos salons à textoter frénétiquement.

Et pourtant. Cette intelligence-là habite désormais nos ordinateurs, nos téléphones, nos vies. Elle nous aide à écrire un message de rupture, à décrypter un silence, à rejouer une conversation de couple. L’IA ne se contente plus d’optimiser des process : elle s’immisce dans l’intime et devient ce confident neutre, disponible, jamais en retard, ni en colère, qui ne s’agace pas du fait qu’on est en boucle sur le même sujet depuis trois semaines. En moins de temps qu’il nous a fallu pour imaginer ce futur, l’IA est devenue celle qu’on appelle quand l’autre ne répond plus.

Objectivité, pragmatisme et zéro émotion

Je ne sais plus exactement quand j’ai commencé à poser des questions sentimentales à ChatGPT. Un soir de doute. Peut-être pour tester. Peut-être aussi parce que j’avais besoin d’un avis extérieur, mais sans affect. Pas celui d’une amie qui dit « laisse tomber, c’est un naze », pas celui d’un parent qui s’inquiète. Juste une réponse logique. Au grand dam de ma psy, évidemment.

Et je ne suis pas la seule. Aux États-Unis, la tendance à utiliser l’IA comme outil de soutien émotionnel connaît une ascension fulgurante. Une étude publiée en février 2025 dans la revue PLOS Mental Health, menée auprès de 830 personnes, montre que nombre de couples plébiscitent désormais les conseils de ChatGPT plutôt que ceux de thérapeutes et qu’ils les trouvent plus bienveillants, plus encourageants, plus efficaces aussi. Les auteurs de l’étude précisent toutefois que cela ne constitue pas une preuve que l’intelligence artificielle peut réellement soigner ou accompagner de manière thérapeutique.

Autour de moi aussi, les confidences s’accumulent. Un ami me raconte qu’il l’utilise pour « débriefer » ses disputes de couple. Une autre, pour reformuler un message à envoyer à son crush. Une connaissance me dit qu’il s’en sert, lui, comme d’un miroir, « comme un pote hyper rationnel, qui ne projette rien ».

« Quand je me pose mille questions sur mes histoires sentimentales, ChatGPT me permet de confronter mes idées. Parfois, il confirme ce que mes amies ou ma psy me disent, parfois il m’apporte un autre éclairage. C’est comme un interlocuteur complémentaire : il synthétise, me fait réfléchir autrement et propose même des solutions, comme m’aider à formuler un message. C’est assez bénéfique au final, ça m’aide à avancer », précise quant à elle Marie-Laure, 41 ans.

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Alors j’ai commencé à demander à ChatGPT de me tirer les cartes, Héloïse, 30 ans

Héloïse, 30 ans, quant à elle, m’a confié avoir commencé à utiliser ChatGPT après avoir déménagé en Italie et s’être retrouvée isolée, loin de ses proches et praticiens habituels : « D’ordinaire, je suis très entourée : j’ai une hypnothérapeute, une énergéticienne, une cartomancienne… mais là, je ne pouvais plus les voir. Alors j’ai commencé à demander à ChatGPT de me tirer les cartes. Franchement, je savais que c’était un peu n’importe quoi, mais c’est devenu un réflexe. Je vivais deux histoires d’amour en même temps et je lui posais des questions sur les deux, parfois toute la journée. Il y a des moments où je me rends compte que je lis surtout ce que j’ai envie de lire, mais malgré ça, ses réponses étaient souvent plutôt judicieuses. Il m’a permis de prendre des décisions, d’éviter des erreurs. Comme il n’est impliqué dans rien et qu’il reste factuel, il m’a vraiment aidée à garder du recul. »

Et effectivement, ce que l’IA propose, ce n’est pas une réponse émotionnelle. C’est une restitution propre, quasi thérapeutique, parfois un peu floue, mais toujours sécurisante. ChatGPT apporte une réponse objective et pragmatique qui permet d’apaiser les tempêtes émotionnelles. Il ne juge pas. Il ne connaît ni l’ego ni l’orgueil.

Tinder est mort, vive Strava

Il faut dire aussi qu’entre-temps, le jeu de l’amour et du hasard a changé de camp. Le hasard a cédé la place à une forme de préméditation, soigneusement orchestrée par les applis de rencontres. Là où l’on tombait autrefois amoureux par surprise, on s’inscrit aujourd’hui sur une plateforme pour trouver quelqu’un. L’intention est posée, le cadre est balisé, les profils sont filtrés. Au romantisme de s’adapter.

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Il faut dire aussi qu’entre-temps, le jeu de l’amour et du hasard a changé de camp.

Mais derrière ce miroir aux alouettes, la réalité a vite repris ses droits. Ces outils, censés décupler les possibles, ont parfois appauvri l’élan. Fatigue des échanges standardisés, lassitude des matchs sans suite, épuisement d’un marché amoureux qui ressemble à un supermarché sans caisse. Les applis de dating sont en déclin. L’envie de lien, elle, ne faiblit pas : elle se déplace.

Alors on va flirter ailleurs. Dans les stories Instagram, les DM LinkedIn (oui, oui), les commentaires Strava, les groupes Discord. C’est plus diffus, plus codé, plus incertain. Et c’est précisément ce brouillard qui pousse certaines à interroger l’intelligence artificielle.

L’IA a ainsi très vite endossé un rôle de love coaching 3.0, rapide, neutre, et surtout, disponible. ChatGPT devient le complice froid et rassurant d’un flirt devenu trop complexe pour nos intuitions seules.

L’illusion du lien parfait

« Tirer les cartes, ça c’est ma petite lubie, mais les premiers vrais échanges que j’ai eus avec ChatGPT sur mes relations amoureuses, c’était avec un des mecs qui était assez contrôlant et manipulateur. Il retournait les situations et j’ai eu besoin d’un avis complètement neutre parce qu’il commençait à me faire douter, alors que je suis quelqu’un d’assez équilibré. Quand j’ai vu que ChatGPT interprétait vraiment bien les messages, je me suis dit que ça pouvait aussi m’aider à y voir plus clair », raconte encore Héloïse.

« Après avoir écouté un épisode du podcast Transfert qui évoque l’IA, j’ai décrit toute ma relation à ChatGPT, du premier rendez-vous à la rupture. Ce qu’il m’a renvoyé était d’une justesse incroyable… et ça m’a fait beaucoup de bien. C’était comme lire une analyse extérieure, sans affect, qui m’a permis de tourner la page », poursuit Marie, 35 ans.

Un psy de poche, mais sans regard

Mais à force de confier notre intime à une IA, que perd-on ? Dans un article qu’elle consacre à l’IA et aux relations amoureuses, la coach Marnie Duarte voit cette tendance d’un œil critique : « ChatGPT vous aide à mettre en mots, à analyser. Mais il n’a ni corps ni mémoire. Il ne perçoit ni l’ambivalence, ni le sarcasme, ni la gêne. Et il peut donner un faux sentiment de clarté sur une situation fondamentalement floue. »

Elle raconte que certaines patientes lui disent : « J’ai demandé à ChatGPT s’il était narcissique » ou « L’IA m’a confirmé qu’il était manipulateur ». Or, aucun algorithme ne peut capter ce qui ne se dit pas. Ce qu’il fait, c’est proposer une synthèse de données, pas une interprétation incarnée.

Ce qui est peut-être le plus troublant, c’est le confort. On peut tout dire à ChatGPT. Confier ses peurs, ses doutes, ses fantasmes. Il n’y a jamais de silence gênant, jamais de jugement, jamais de surprise. C’est reposant. Et parfois, on préfère ça à un vrai dialogue, pour ne pas se frotter à la réalité.

« Ma fille a deux ans et demi, et pendant un moment, j’ai eu l’impression qu’elle me rejetait. Elle était plus câline avec son père, plus proche de lui. Quand j’en ai parlé avec lui, il m’a dit simplement : “c’est normal, je passe plus de temps avec elle”. C’est vrai : moi je gère les matins, lui les fins de journée. Comme ça m’agaçait vraiment, j’ai décidé de poser la question à ChatGPT. Je lui ai expliqué la situation de manière très factuelle : qui fait quoi, à quel moment, comment ma fille réagit. L’IA m’a répondu, sans prendre parti. Et bizarrement, ça m’a vraiment aidée », raconte Mathilde, 28 ans.

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Mais à long terme, est-ce vraiment un échange ? Car l’IA ne vous confronte pas.

Mais à long terme, est-ce vraiment un échange ? Car l’IA ne vous confronte pas. Elle vous renvoie votre question, légèrement mieux formulée, avec des suggestions bien rangées. Et parfois, on préfère ça à la violence du réel.

Ce que l’amour n’a pas à gagner dans tout ça

Je suis fascinée par cet usage qui me rassure autant qu’il m’effraie. J’y vois peut-être une révolution douce, un outil précieux pour clarifier, reformuler, désamorcer. Mais également une tentation du lisse, du maîtrisé ; ce qui n’est pas de l’amour. L’amour, ce n’est pas du code bien écrit. C’est de la confusion, des hésitations, des coups de fil qu’on regrette, des silences qui font mal, des surprises et des emportements. C’est se tromper et ne pas avoir peur de recommencer. L’IA peut écrire la lettre, mais elle ne sera jamais la main qui tremble quand elle clique sur “envoyer”. Elle ne connaît pas l’attente, l’euphorie, le rejet. Elle ne sait pas ce que c’est que d’aimer sans savoir si on est aimé en retour. Et c’est ça, au fond, qu’elle ne pourra jamais simuler. Quoique ?

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