Le Luxembourg a enregistré le pic le plus important de violences domestiques depuis dix ans. Qui en sont les victimes ? Quelles solutions pour les protéger ? Pourquoi est-il si difficile de quitter son bourreau ?

« J’ai eu le droit à toutes les formes de violences qu’on peut imaginer. Il m’enfermait dans la cave sans eau, nourriture et électricité. Après le premier coup, il s’est agenouillé et m’a demandée en mariage. J’ai dit oui tellement j’étais sonnée. Il m’avait interdit de téléphoner à ma mère et je m’étais cachée pour le faire. Son ex comme celle qui m’a succédée ont toutes les deux été victimes de sa violence. Je ne l’ai su qu’après », témoigne Ana Pinto, victime durant plusieurs années de violences psychologiques, physiques, sexuelles et financières.

« Un jour, il s’en est pris à notre fils, je me suis interposée et je me suis réveillée à l’hôpital avec, entre autres, une commotion cérébrale. Le médecin avait cru la version que mon agresseur lui avait donnée : je n’avais pas assez mangé et étais tombée dans les escaliers en m’évanouissant. Moi je voulais à tout prix rentrer pour voir si mon fils allait bien. On m’a laissée partir à condition que je vienne passer une IRM le lendemain. Je suis venue passer l’examen avec mon enfant et ne suis jamais rentrée à la maison. »

En 2022, onze ans après avoir quitté son ex-mari violent, Ana Pinto a créé une association pour les victimes, la Voix des survivant(e)s, pour aider celles qui, comme elles, traversent le pire. « Les femmes qui nous contactent racontent toujours le même schéma, les mêmes histoires. La dévalorisation, le contrôle, la jalousie, les insultes, l’isolement social, financier, puis la violence physique, le chantage, les excuses et les violences à nouveau. »

Des signaux d’alerte – pouvant être évalués via un questionnaire en ligne disponible sur relation2test.lu – qui devraient directement pousser les femmes au départ. Mais à écouter les victimes et les professionnels qui les entourent, les choses ne sont pas si simples.

L’an passé, le Luxembourg a connu le pic le plus important de violences domestiques depuis dix ans. La police grand-ducale a procédé à 1 178 interventions à domicile pour violences domestiques, soit +11 % par rapport à 2023. Localisées pour plus de la moitié dans le sud du pays, elles sont parfois médiatisées comme l’affaire Gerson Rodrigues, avec la prise de parole courageuse d’Emilie Boland, mais elles restent souvent tues.

©Florence Collard

Ces agressions proviennent pour une large majorité d’hommes (87 %), le plus souvent un conjoint, un partenaire ou un ex. Des chiffres derrière lesquels Sara Bosseler, assistante sociale depuis huit ans à la Fondation Maison de la Porte Ouverte (FMPO), met des visages au quotidien. L’an passé, son service a ainsi reçu 530 femmes en consultation.

« Oui, il y a toujours plus de cas et la violence existe dans toutes les classes sociales, quelles que soient l’origine, la religion ou l’âge. Mais les chiffres augmentent aussi parce que la population augmente. Le Luxembourg accueille beaucoup de réfugiés, de familles de pays en guerre et qui ont vécu des traumatismes et cela peut jouer un rôle dans l’agressivité. Il ne faut pas non plus oublier que dans certaines cultures, la violence est tolérée. Il y a des femmes qui considèrent que les coups ou les rapports sexuels forcés font partie de la vie conjugale. Il faut d’abord déconstruire et expliquer que ce n’est pas normal avant de pouvoir aider », rappelle l’assistante sociale.

La situation globale est aussi marquée par la précarité, avec des familles nombreuses, des situations financières compliquées, des femmes avec des diplômes non reconnus au Luxembourg, donc dans l’impossibilité de travailler. Autant de facteurs multiples qui forment un cercle vicieux dont il est difficile de sortir.

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La violence existe dans toutes les classes sociales, quelles que soient l’origine, la religion ou l’âge

Quand le problème du logement empêche le départ

Car si Ana Pinto a pu pour sa part trouver refuge chez sa mère et bénéficier du soutien de ses amis proches, il n’en va pas de même pour tout le monde. « Certaines femmes n’ont aucun proche au Luxembourg et n’arrivent pas à trouver de logements pour quitter leur domicile. Nous avons trois foyers pour les héberger, mais la liste d’attente nationale est longue. Les résidentes y restent justement aussi parce que l’offre en matière de logements abordables est insuffisante. Une femme qui travaille à temps plein et qui a des enfants a énormément de mal à obtenir un appartement », rappelle Sara Bosseler.

Une question de prix du loyer, mais aussi de propriétaires réticents à l’idée de louer à une maman solo. « On a toutefois une vingtaine de propriétaires qui nous louent leurs logements exclusivement pour les femmes que nous accueillons, mais ce n’est pas suffisant. »

L’« après » n’est donc pas des plus faciles pour les femmes qui ont le courage de quitter leur bourreau, surtout que pour la plupart des victimes, la peur demeure. « Les menaces ont continué bien après mon départ. Il me suivait, me stalkait, me faisait du chantage, me disait de faire attention à ma voiture… même en étant partie, je continuais à avoir peur », se souvient Ana.

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Certaines femmes n’ont aucun proche au Luxembourg et n’arrivent pas à trouver de logements pour quitter le domicile – Sara Bosseler (FMPO)

S’inspirer de l’Espagne ?

Une expérience qui pousse aujourd’hui la présidente de l’association à réclamer au Luxembourg la mise en place de bracelets anti-rapprochement. Ce dernier semble avoir fait ses preuves en Espagne depuis son instauration en 2009, existe en France depuis 2021 et a été lancé dans le Land de Hesse en Allemagne en janvier dernier.

« Si une interdiction de contact est ordonnée à l’auteur de violence, celui-ci doit porter un bracelet électronique avec surveillance GPS. Les autorités peuvent donc suivre à tout moment l’endroit où se trouve le porteur du bracelet et la victime reçoit, elle aussi, un appareil qui donne l’alerte dès que l’agresseur pénètre dans un certain périmètre de sécurité. Chacun est donc averti », décrit Ana Pinto.

Pour l’instant, la possible mise à disposition d’un tel instrument est toujours à l’étude au Luxembourg. « C’est une idée super, mais il ne faut pas croire que c’est la solution totale. Il faut penser aux dysfonctionnements possibles, au manque de réseau, à une fausse alerte qui va créer une panique inutile chez la femme… », nuance Sara Bosseler.

Autre initiative espagnole dont il serait bon de s’inspirer selon l’asbl la Voix des survivant(e)s : la mise en place de tribunaux spécialisés, ne traitant que les dossiers relatifs aux violences domestiques, avec des juges formés spécifiquement, pouvant émettre des ordonnances de protection pour les victimes et avec un service de garde pour les urgences.

Des victimes à plusieurs niveaux

Si le Luxembourg multiplie les initiatives pour changer les choses – mise en place d’une helpline depuis la pandémie, mobilisation accrue durant l’Orange Week, sensibilisation dans les écoles, ouverture en avril du Centre National pour les Victimes de Violences – du travail reste à faire.

Andrée Birnbaum, directrice générale de Femmes en détresse, une asbl qui fait partie du comité interministériel de la lutte contre les violences, le constate : « Police, justice et services sociaux sont conscients du problème, mais une meilleure mise au point interministérielle serait nécessaire. Les victimes ne sont pas que victimes de violences, mais de situations complexes nécessitant plusieurs ministères », estime celle qui regrette également le manque de protection dont bénéficient les victimes.

« Les auteurs semblent pour l’instant mieux protégés que les victimes. Ils restent innocents jusqu’à preuve du contraire, mais une victime doit montrer toutes les preuves avant qu’on la prenne au sérieux. Il faudrait des jugements plus rapides et plus conséquents, aussi pour ceux qui récidivent. »

Un avis partagé par Ana Pinto. « Durant plusieurs années, le père de mon enfant a eu un droit de garde malgré les violences qu’il nous avait fait subir. Cela a duré jusqu’à ce que le psychologue qui suivait mon fils fasse une alerte à la protection de l’enfance, tellement les choses que le petit révélait étaient graves. Mon garçon était chez son père quand celui-ci a appris la nouvelle. Son tee-shirt collait à ses plaies à cause du sang quand je l’ai récupéré. »

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Il faudrait des jugements plus rapides et plus conséquents – Andrée Birnbaum

La peine, après six ans de procédure ? Aucune, hormis une amende ne couvrant même pas les frais d’avocat de la partie adverse…

©Florence Collard

En cas de violences domestiques au Luxembourg

Helpline : 2060 1060 (7 j/7 – de 12 h à 20 h) ;

Femmes En Détresse : service d’assistance aux victimes de violences domestiques, T. 26 48 18 62 / E-mail : [email protected] ;

Fondation Maison de la Porte ouverte, T. 28 588 001 ;

Centre National pour Victimes de Violences, 3, Val Ste Croix, L-1371 Luxembourg (du lundi au jeudi 17 h – 00 h, vendredi 18 h – 2 h, samedi 10 h – 2 h, dimanche 10 h – 00 h), T. 27 55 53 15 / E-mail : [email protected]

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